13
Le troisième jour de son évasion, elle poussa un soupir de lassitude en quittant le dos de Mulak. Ses genoux la trahirent, et elle dut s’accrocher à une étrivière.
— Ahai ! Mulak, mi-muklis, chevaucher toute la nuit est réservé aux masochistes.
D’un claquement de langue, elle fit repartir l’étalon et marcha sur la route à son côté. Elle grimpait de plus en plus vers le ciel et les pentes descendantes se faisaient de plus en plus réduites. Elle ferma les yeux et laissa travailler son esprit. Tarnsian était toujours là, suivant sa piste avec un entêtement démentiel.
— Maudit soit-il ! marmotta-t-elle. Pourquoi diable agit-il ainsi ? (Elle secoua la tête.) Mon vieux Mulak, il y a plus de bon sens dans ton crâne de cheval que dans le sien.
Elle leva les yeux. L’endroit où la route semblait rencontrer la ligne d’horizon était assez rapproché. Si j’y parviens avant la canicule…
Elle examina les taches chiches de sol brûlé par le soleil et de roche à nu, puis regarda par-dessus son épaule les deux soleils. Horli était en train de passer sa cime au-dessus de l’horizon oriental. Une bonne chose : Horli occulte Hesh. Cela me donne une chance. Elle soupira puis sourit. L’air était ici frais et paisible en ce début de matinée.
À cette altitude, la respiration était malaisée et le serait encore plus lorsque l’air serait chaud. Chaque souffle lui brûlait la gorge et lui desséchait l’intérieur du nez. La moitié du temps, elle respirait par la bouche uniquement pour satisfaire ses poumons qui peinaient.
Lorsque Horli fut à un doigt au-dessus de l’horizon, elle fit arrêter l’étalon. Il était brûlant, était en sueur et traînait les pieds. Aleytys descendit et le gratta dans le cou. Puis elle décrocha la gourde, mit de l’eau dans ses mains et la lui présenta sous le nez. Il l’aspira avidement et en redemanda.
Elle regarda autour d’elle. L’une des ornières était sculptée dans l’argile et non dans la roche. Elle y versa un peu d’eau, et l’animal put s’y désaltérer. Puis elle l’aspergea et but elle-même quelques gorgées de liquide. Au bout de quelques minutes de repos, elle se releva avec une grimace. Elle saisit le pommeau de la selle et marcha contre le flanc de l’étalon ; il la soutenait donc et ils purent monter un peu plus haut.
Elle se laissa bercer par le pas régulier de son cheval et sombra dans une hébétude reposante. Mais elle se sentit soudain marcher de plus en plus vite, comme si elle s’envolait. La douleur de ses genoux disparut. Mulak hennit. Dans une brume de lassitude, elle regarda autour d’elle. Bien que l’air lui brûlât les poumons chaque fois qu’elle inspirait profondément, elle se trouvait sur un terrain à peu près plat, encadré de chaque côté par des pointes nues de roches aiguës. Elle eut un sourire, puis éclata franchement de rire.
— La tangra Suzan ! s’écria-t-elle en exultant. Mulak, nous sommes passés !
Cinq minutes plus tard, ils contournaient une avancée rocheuse et se retrouvaient en haut d’une longue pente. Bien plus bas s’étendait une grande plaine bleue et brumeuse qui rejoignait le bord du monde.
— Ça y est, Mulak, c’est le Grand Vert.
Elle se retourna et scruta le ciel avec inquiétude, se protégeant les yeux de la main. Hesh flottait à deux mains au-dessus de l’horizon. Aleytys soupira et se remit en route ; il s’agissait désormais de redescendre. Tandis qu’elle négociait l’un des nombreux lacets du chemin, elle adressa un sourire vengeur à Horli.
— J’espère que la canicule frappera ce salaud en plein milieu de la poêle à frire.
La descente se révéla encore plus pénible pour ses jambes. À tel point que ses genoux menacèrent de se désarticuler complètement. Après le quatrième lacet, elle s’assit sur une pierre en bordure du sentier et examina la plante de ses pieds. La peau était fine comme un parchemin et couverte d’ecchymoses dues aux pierres, formant un petit dessin pourpre sur fond gris.
— Ahai ! Ai-Aschla. Si je continue ainsi, je les userai jusqu’aux genoux. Mulak, aziz-mi, je sais que tu es fatigué, mais il faut que je te monte dessus un certain temps.
Descente interminable. Repos pour la canicule. Repos pour que le cheval puisse paître. De l’eau. Une gorgée à la fois. On repart. On descend. On se force à avaler des bouts de pain sans goût. On marche. On chevauche. On marche encore pour économiser les forces du cheval. On descend…
Au bout de trois jours de descente, Mulak trébucha et s’écroula à genoux, faisant tomber Aleytys de selle.
Elle se releva sur un coude et frotta ses yeux douloureux. D’un effort immense, elle parvint à fixer son regard. L’étalon était debout, la tête pendante, ses flancs maigres haletant péniblement. Elle s’assit et se força à réfléchir.
Hesh était occulté, la canicule était brutalement désagréable, mais pas mortelle, aussi avait-elle continué. Elle considéra le cheval. Trop dur ! Elle se dressa péniblement, sentit le monde tourner autour d’elle et finit par se rétablir. Elle tituba jusqu’à l’animal et se baissa pour examiner les coupures qu’il avait aux genoux. Des larmes de remords lui montèrent aux yeux pour son imprévoyance. Elle appuya ses mains sur les blessures et laissa se répandre le flot de puissance. Le monde tourbillonna et devint gris, puis elle sombra dans le noir.
Un peu plus tard, elle se retrouva réveillée par Mulak, qui lui poussait la tête avec le nez. Elle leva la main pour le chasser et fut stupéfaite de se sentir si faible. Les membres tremblants au point qu’elle ne pouvait bouger que par étapes infinitésimales, elle parvint enfin à se remettre sur ses pieds. Elle s’accrocha aux étriers et attendit que disparaisse son vertige. Il lui fut totalement impossible de monter en selle.
L’heure suivante s’écoula mystérieusement, mais la plupart du temps elle titubait automatiquement en suivant Mulak, et elle se retrouva plusieurs fois affalée à côté de lui, qui l’attendait patiemment. Il lui paraissait impossible de se relever, mais elle y parvenait cependant et atteignit le lac juste avant que Horli ne commence à passer derrière là ligne d’horizon.
L’herbe était divine sous ses pieds lacérés et l’ombre des arbres une bénédiction pour ses yeux fatigués et douloureux. Elle fit la culbute dans l’eau et laissa la fraîcheur l’envahir. Elle avait l’impression que sa peau buvait l’eau, si fraîche sur ses paupières.
Mulak essayait de mâcher l’herbe, mais il était gêné par le mors.
— Madar ! Encore ! Tu pensais que j’avais appris à ne pas t’oublier, aziz-mi.
Elle sortit de l’eau avec force éclaboussures et alla le débarrasser du harnais, de la selle et de la couverture. Il hennit de plaisir et se mit à attaquer avidement l’herbe luxuriante au bord du lac.
Par la suite l’avance fut plus aisée, car la route longeait les flots et Aleytys veillait à ne plus les épuiser tous deux. Régulièrement, elle plongeait dans l’eau avec l’étalon pour les débarrasser de la sueur et de la poussière qui les recouvraient, en même temps que de la fatigue accumulée.
Et Tarnsian était toujours derrière elle. Parfois le contact mental disparaissait pendant plusieurs heures. Mais elle ne s’abandonnait jamais à l’espoir. Car l’attouchement redevenait rapidement si fort qu’elle avait l’impression de patauger dans des eaux trop bourbeuses pour pouvoir s’en dégager.
Elle maigrissait : la tension et l’absence de nourriture convenable firent fondre la chair sur ses os. Au fur et à mesure du passage des jours, elle devint une peau noircie par le soleil étirée sur un squelette tandis que s’enlaidissait sa chevelure, cassante, emmêlée et crasseuse. Ses mains tremblaient quand elle les soulevait. Elles étaient craquelées et osseuses, souillées d’une saleté qu’elle ne parvenait pas à laver. Mulak n’était guère en meilleur état. Les pâtures rapides et l’avance incessante recommençaient à l’épuiser.
Il trébucha. Aleytys déplaça son poids pour le soulager un peu. Elle lui caressa le cou.
— Oha, mon vieux, doucement ! (Elle quitta son dos pour l’examiner. Ses côtes étaient visibles et son pelage était couvert de taches de sel. Elle hocha la tête.) Cette nuit, nous nous reposerons, mi-muklis. S’il nous rattrape, eh bien il nous rattrapera. Tu pourras ainsi te remplir convenablement le ventre. (Elle s’étira en gémissant.) Ahhh-ahai, mon estomac est en train de faire l’amour à ma colonne vertébrale. (Elle scruta la route.) Je me demande à quelle distance nous sommes du tijarat.
Son esprit commençait à faiblir. Sa tête était douloureuse, emplie d’une impression de mauvais augure. Elle pinça les lèvres et conduisit l’étalon sous les arbres.
Après s’être déshabillée, elle coinça ses vêtements sous la selle pour qu’une rafale de vent ne vienne pas la réduire à un état de nudité complète. Elle marcha sur l’herbe glissante, se sentant bizarrement fragile aux genoux, et entra dans l’eau pour étriller Mulak à l’aide d’une poignée d’herbes. Il se secoua vigoureusement et l’aspergea généreusement. Elle sourit et le laissa sortir de l’eau pour se régaler de l’herbe de la rive.
— Je regrette de ne plus avoir de maïs pour toi, dit-elle.
Après s’être débarrassée du maximum de la crasse dont était recouvert son corps, elle tituba jusqu’à une roche et s’assit dessus – un peu trop brutalement, ses genoux la trahissant soudain.
— Si seulement il me restait un peu de ce fromage persillé !
Elle se mit à songer à un moyen évident de se nourrir. Jusqu’à présent elle s’y était refusée, mais la faim anéantit tous les scrupules. Son esprit s’en fut quérir un poisson qu’il poussa entre ses doigts tendus. Elle le sortit de l’eau, le jeta à terre et fixa l’autre côté du fleuve tandis que l’animal s’étouffait derrière elle.
Le cœur gros, elle alla chercher son poignard dans la selle et revint près du poisson mort. Une longue minute, elle contempla la forme luisante dont elle avait partagé la vie peu de temps auparavant, le connaissant sans doute mieux qu’elle ne connaissait ses propres mains. C’était un peu comme si l’une de ses mains gisait morte sur l’herbe.
— Je n’y arrive pas, gémit-elle. Non, je n’y arrive pas !
Son estomac se contracta alors, et ses genoux lâchèrent, la projetant à côté du poisson.
— Ai-Madar, haleta-t-elle, mon bébé !
Serrant les dents, elle fit courir la lame le long du ventre du poisson. Avec l’impression d’être une meurtrière, elle le vida, lui coupa la tête et jeta les entrailles dans le fleuve. De la pointe du poignard, elle toucha le fragment immobile. Avec un soupir, elle prit un bout de peau translucide. Elle ferma les yeux et le porta presque à sa bouche. Un frisson de dégoût fit retomber sa main. Mais elle rassembla ses réserves de détermination.
— Je ne céderai pas devant cet homme. Jamais ! grommela-t-elle.
Sans plus d’hésitation, elle fourra le morceau de chair entre ses dents et se mit à mâcher. À sa grande surprise, la texture en était agréable, délicate. Elle continua de découper avidement le poisson jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un petit tas d’arêtes. Son estomac en réclamait davantage.
Elle alla patauger dans l’eau et appela deux autres poissons qu’elle jeta sur la rive. Au moment où elle allait en faire venir un troisième, elle se retint. Inutile d’en prendre plus que je n’en puis manger. Elle relâcha son dernier captif et le regarda partir.
Les dernières bouchées furent difficiles à avaler. Elle lança dans le courant toutes les arêtes bien nettoyées, puis lava mains et couteau et s’allongea sur l’herbe en regardant paître Mulak. Il avait déjà meilleur aspect.
— Mmm, c’est agréable, hein, aziz-mi ? (Elle se retourna sur le dos, et s’étira et s’étira au point qu’elle sentit ses os craquer.) Ahai, mi-muklis, que je suis fatiguée de fuir… de fuir sans cesse !…
Le dernier fragment de Horli passa derrière l’extrémité du monde, et le ciel se peignit de pourpre, de rouge et d’or.
— Je ferais bien de remettre ces haillons dégoûtants avant d’attraper froid, dit-elle en sentant déjà la brise vespérale. Si seulement j’avais le temps de les laver… Ou autre chose à me mettre sur le dos.
La bouche tordue par le dégoût, elle se rhabilla. Avec un soupir, elle redressa la selle, se tortilla sur l’herbe pour trouver une position confortable et ferma les yeux. Avant de sombrer dans le sommeil, elle éprouva un léger amusement en songeant aux images de ses premières nuits sur la route, qui contrastaient tant avec son dénuement actuel.
Un hennissement, suivi d’une bouche délicate contre sa tête, la réveillèrent. Mulak la rappelait à l’ordre.
Elle le repoussa et s’essuya le visage d’une manche.
— Ahai, j’aurais encore pu dormir une semaine…
Elle se mit à genoux et se releva rapidement.
Une nuit de repos avait fait des merveilles pour le grand animal. Quand, quelques minutes plus tard, Aleytys s’installa sur la selle, il renâcla et gambada comme un poulain. Elle éclata de rire et le fit partir d’un coup de genoux. Elle regarda par-dessus son épaule. Horli passait déjà au-dessus des montagnes. Hesh apparaîtra aujourd’hui, songea-t-elle en frissonnant. Elle caressa le cou de son étalon.
— Inutile de gémir, Leyta, vois les choses du bon côté. Nous devrons nous arrêter plus longtemps à midi, mais lui aussi.
Ils s’engagèrent sur la route pleine d’ornières. Elle sifflotait et se délectait d’un bien-être retrouvé. Alors les ailes noires voletèrent derrière elle.